La surpêche dans les eaux du Sénégal a reçu beaucoup d’attention, mais des menaces tout aussi importantes pèsent également sur les ressources marines dont les effets pervers peuvent s’avérer irréversibles pour nos sociétés. L’acidification des océans et les autres problèmes liés au dioxyde de carbone (CO2) représentent en effet un risque pour la biodiversité marine, les écosystèmes et la société humaine que le Sénégal se doit de bien prendre en compte pour une gestion durable de ses eaux marines.
L’augmentation des concentrations du CO2 atmosphérique liée aux activités humaines telles que la combustion des énergies fossiles a conduit à l’acidification d’environ 30 % des eaux océaniques de surface par rapport à l’époque préindustrielle. Les modifications chimiques induites par l’augmentation du CO2 dissous dans l’eau réduisent la disponibilité des composés chimiques essentiels à la formation des coquilles et des squelettes calcaires des organismes marins, notamment ceux des mollusques, des crustacés et des coraux. La réduction de l’oxygène dissous et le réchauffement des océans sont deux facteurs importants également liés au CO2.
Avec l’acidification, ces facteurs agissent en synergie et sont susceptibles d’avoir des impacts dévastateurs sur les écosystèmes d’upwelling des bordures Est, connus sous le nom de EBUEs pour « Eastern Boundary Upwelling Ecosystems » dont fait partie le Grand Écosystème Marin du Courant des Canaries (Canary Current Large Marine Ecosystem, CCLME) qui borde la côte Ouest du Sénégal et des autres pays de la région allant du Maroc à la Guinée. Dans l’EBUE du Courant de Californie à l’Ouest des États-Unis, et dont les caractéristiques océanographiques sont comparables à celles du CCLME, les impacts de l’acidification de l’océan ont bien été mis en évidence.
A partir de 2005, certains sites ont souffert d’une mortalité massive de la forme embryonnaire des huîtres. Le problème s’est étendu aux écloseries conchylicoles qui produisent des larves d’huîtres vendues aux ostréiculteurs et qui ont connu des mortalités allant jusqu’à 80 %. Les impacts de l’acidification sur les crustacés sont ainsi liés aux émissions de CO2 induites par l’homme, comme le démontre cet exemple quantifiable. La ressource halieutique du Sénégal est menacée par l’augmentation du CO2 de plusieurs manières. Une étude révèle que le réchauffement des océans provoque d’ores et déjà le déplacement des poissons vers des eaux plus froides d’autres pays. Elle souligne ainsi la nécessité d’élaborer des plans d’adaptation aptes à minimiser les impacts sur l’économie et la sécurité alimentaire des communautés côtières, surtout dans les pays en développement situés près de l’équateur comme le Sénégal. Une autre étude a montré que la taille des poissons est aussi fortement affectée par des eaux qui se réchauffent et s’appauvrissent en oxygène, comme cela pourrait être le cas au Sénégal.
Une revue scientifique récente indique également que les poissons sont beaucoup plus sensibles à l’acidification du milieu qu’on ne pouvait l’imaginer jusque-là, particulièrement au niveau des stades larvaires. Enfin, l’augmentation des efflorescences algales nuisibles représente un autre facteur lié au changement climatique qui affecte les pêcheries. Tous les EBUEs, y compris le CCLME, sont sensibles à ce type d’efflorescences dont le taux de croissance et de toxicité peuvent augmenter substantiellement face à des concentrations élevées en CO2. Au Sénégal, face à la croissance démographique et suite aux dérèglements climatiques enregistrés depuis la fin du XXème siècle, de nombreux acteurs se sont tournés vers la mer pour en exploiter ses ressources. Cette évolution a entraîné, entre autres, une baisse croissante des quantités de produits halieutiques qui sont débarquées ; ce qui compromet la place de ces ressources marines dans l’économie des ménages, son rôle dans la sécurité alimentaire et dans la lutte contre la pauvreté.
A cela s’ajoutent les perturbations liées aux changements globaux dont fait partie l’acidification des océans. Avec des indices de surexploitation avérés pour la plupart des ressources marines, la tendance actuelle est de développer l’ostréiculture dans les bolons des estuaires pour parer aux menaces pesant sur ces sources de protéine animale qui restent les plus accessibles aux populations locales. Si la pêche continue son déclin actuel, l’exploitation des coquillages pourrait assumer un rôle beaucoup plus important dans certaines régions côtières du Sénégal. Les coquillages occupent aujourd’hui une place vitale dans l’économie des communautés des zones côtières d’Afrique de l’Ouest, et du Sénégal en particulier, où leur exploitation et leur transformation artisanale sont devenues l’une des principales sources de revenus des couches les plus vulnérables. Dans le Delta du Saloum, en 2009, l’exploitation des coquillages autour de Niodior a permis aux femmes de générer des bénéfices qui ont contribué à répondre à la demande sociétale locale comme les cantines scolaires, la scolarité des enfants et leur prise en charge médicale.
Les revenus mensuels tirés de la vente des coquillages se situent entre 14 % et 100 % du revenu total des ménages, les proportions les plus importantes correspondant aux ménages dirigés par des femmes. L’impact de l’acidification sur les coquillages issus de la pêche ou de l’aquaculture mis en évidence dans le courant de Californie pointe la menace posée par ce phénomène sur les communautés côtières du Sénégal. En conduisant des recherches sur l’acidification de manière proactive et continue, les écloseries des Etats-Unis ont été à même de protéger leur production de coquillages. Il est donc essentiel que les communautés sénégalaises, ainsi que les investisseurs souhaitant développer la culture d’huîtres et d’autres mollusques puissent également répondre proactivement au phénomène d’acidification des océans.
Pour bien comprendre et anticiper ce phénomène au Sénégal s’impose l’impérieuse nécessité de mettre en place des programmes de recherches solides et un système de surveillance continue dans des zones marines stratégiques. Le Chili est un pays en développement qui est confronté au même problème que le Sénégal ; il a mis en place un programme de suivi sur l’acidification, la température, et l’oxygène dissous avec des équipements de pointe qui lui assurent aujourd’hui une qualité d’observation optimale. Il n’y a donc aucune raison pour que le Sénégal ne puisse pas suivre une démarche similaire et assurer un suivi régulier de ses eaux marines.
Todd L. Capson, Eric Machu, Malick Diouf, Salif Diop, Martin Le Tissier, Marie Boye & Massal Fall, Seneplus, 8 July 2017. Article.