De l’eau dans le gaz chez le plancton (in French)

«C’est la confusion la plus totale.» avoue Jean-Pierre Gattuso, spécialiste du plancton marin, concernant un sujet doublement «chaud». D’abord parce qu’il s’agit du changement climatique. Mais surtout d’une de ses conséquences qui n’est vraiment étudiée que depuis l’an 2000, explique ce directeur de recherche au Laboratoire d’océanographie de Villefranche-sur-Mer (CNRS, université Pierre et Marie Curie) : l’acidification des océans, provoquée par l’augmentation de la teneur en gaz carbonique de l’air, et ipso facto, des eaux superficielles où vit le plancton océanique, base de la chaîne alimentaire marine. Cette acidification pourrait entraver la fabrication de leur squelette de calcaire par les coraux et certaines algues planctoniques, car, précise Gattuso : «qui dit une eau plus acide dit moins de carbonate, le matériau à partir duquel ces organismes fabriquent leur squelette.» De la chimie simple et vérifiée depuis quelques années par des études sur les coraux et des algues planctoniques comme les foraminifères et les coccolithophores.
Méthode réaliste. Or, écrit une équipe d’océanographes dans la revue Science, vendredi dernier (1), une des espèces de coccolithophores, Emiliania huxleyi, semble au contraire mieux se porter si l’on double la teneur en CO2 de l’air. Les algues sont plus grosses, et plus productives. Les océanographes se seraient-ils trompés ? Ce résultat est vraiment «surprenant», lâche Gattuso. Pourtant, il ne le met pas en doute. «J’ai toute confiance en la qualité des travaux de l’équipe dirigée par Debora Iglesias-Rodriguez (université de Southampton, Royaume-Uni).» Les méthodes utilisées lui semblent sans reproche : élevage des coccolithophores dans des eaux où l’on «bulle» de l’air à différents taux de CO2 – de 280 ppm (partie par million), qui prévalait avant la révolution industrielle jusqu’à 750 ppm, que nous pourrions atteindre d’ici la fin du siècle. Une méthode plus réaliste que certaines expériences où l’on manipulait directement le pH de l’eau, la rendant plus acide ou plus basique.

«Gagnants et perdants.» Donc le résultat est là, incontournable. Mais qu’en tirer ? D’abord, avertit Gattuso, attention à sa vraie dimension. Si Emiliania huxleyi est effectivement très abondante, elle se divise en «souches» différentes. Et, pour lui, le résultat de cette équipe n’annule pas d’autres expériences menées avec d’autres souches, selon le même protocole, et qui montraient un résultat inverse, ni les observations et expériences montrant un effet négatif de l’augmentation du CO2 sur les coraux ou les foraminifères. Autrement dit, l’acidification des océans fera «des gagnants et des perdants, comme tout changement dans un écosystème.» Le problème est que la physiologie de ces espèces étant encore très mystérieuse, on ne peut prédire qui va perdre et qui va gagner.

Antoine Sciandra (CNRS), un autre spécialiste du plancton marin à Villefranche, en tire une autre leçon : «Cette expérience ne diminue pas tant que cela la menace de l’acidification des océans. Cela va bouleverser les équilibres géochimiques et donc l’écosystème. Mais elle montre que nous sommes aujourd’hui en difficulté pour la comprendre et anticiper la résultante des rétroactions complexes qui vont s’enchaîner.» Il plaide donc pour une intensification des observations… et préfère que l’on avertisse ainsi les populations : les scientifiques ne peuvent pas, aujourd’hui, leur dire quelles seront les conséquences sur la vie marine de nos émissions massives de gaz carbonique.

(1) Debora Iglesias-Rodriguez et al. Science du 18 avril 2008.

Sylvestre Huet, Libération, 22 April 2008. Article.


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